Quand la morue séchait à Bègles
Partons à la découverte d’une histoire oubliée : celle des sécheries de morue de Bègles. L’activité qui allait inaugurer l’histoire industrielle de la ville a laissé très peu de traces visibles.
par Jean-Luc Eluard
publié le 29 octobre 2018
modifié le 01 octobre 2021
Sacrés marins !
À cette époque là, les Basques étaient de sacrés marins qui écumaient le Golfe de Gascogne pour la pêche. Tant et si bien qu'après avoir exterminé les baleines, la morue vint à manquer. Ils suivirent la migration du poisson et se retrouvèrent au large de Terre-Neuve.
On est au 14e siècle, l'Amérique est inconnue et ils sont à quelques encablures de ses côtes, bien trop absorbés par leur fructueuse activité pour pousser plus loin.
Et les Bordelais dans tout ça ? Hé bien comme d'habitude : le commerce du cabillaud[1] est lucratif, les négociants bordelais sont là et ne tardent pas à monopoliser les échanges. Au point de la rapatrier petit à à petit dans leur port.
[1] Le cabillaud est le nom du poisson. « Morue », c'est une fois qu'il est transformé par salaison et/ou séchage
Même Montaigne était morutier
La rue de la Rousselle devient la plaque tournante de l'activité morutière. La morue, c'est un peu comme le vin : un entre-soi où la grande bourgeoisie côtoie la noblesse qui se bouche le nez.
La famille Montaigne s'est d'ailleurs enrichie de ce commerce et le petit Michel se coltinera longtemps son surnom de « fils de pêcheurs de harengs. » Petit à petit, les quantités sont telles que le quartier de la Rousselle ne peut plus suffire.
L'époque change, aussi : on s'accommodait de l'odeur au Moyen-âge et on s'en offusque au 19e.
Bordeaux se fait bourgeoise et délègue déjà ses ennuis en périphérie : Talence et Bacalan accueillent quelques sécheries mais ça ne fonctionnera pas.
En 1843, la première sécherie s'installe à Bègles et c'est le début de l'histoire.
L'endroit est idéal pour cette activité : en bord de Garonne, la ville a de vastes terrains, beaucoup de cours d'eau qui permettent de laver le poisson et surtout, elle est placée sous les vents dominants qui n'amènent pas ces odeurs qui pourraient « gâter le vin ». Pour finir, il y a ici une abondante main d'oeuvre agricole qui n'est pas rebutée par la tâche.
La sécherie comme le vignoble
On reçoit donc la morue « verte », simplement salée pour être conservée depuis le lieu de pêche et on l'étend sur des pendilles en plein air pour la faire sécher.
Une sécherie, c'est donc ça : une belle maison de maître, celle du propriétaire des lieux, flanquée d'un hangar en bois qui sert aux diverses opérations de manutention et des centaines de mètres de pendilles d'un mètre de haut, séparée d'un espace d'1,3 mètre pour laisser passer l'air.
Autour de l'actuelle mairie de Bègles, on ne voit alors que ces rangs de morue qui ressemblent de loin aux rangs de vigne. De près, la réalité n'est pas tendre : les Béglaises ont les mains déformées et rougies par l'humidité et le sel et leur odeur permanente suscite les sarcasmes des communes alentours.
Il y aurait une histoire de l'odeur à écrire à Bègles , qui recevra plus tard une bonne partie des industries un peu puantes de l'aire bordelaise.
La sécherie séchée
Cela durera un bon siècle jusqu'à ce que l'activité morutière mette les voiles : dans les années 70, les conflits de zones de pêche, l'apparition des bateaux usines qui font toute la transformation, l'inadaptation du port de Bordeaux sonnent le glas des sécheries. Le dernier morutier bordelais appareille en décembre 1988, les sécheries... lui survivront à peine, du moins pour l'une d'entre elles.
En point d'orgue de la visite, Sar Océan présente un bâtiment moderne jouxtant deux hangars en bois en piteux état. L'entreprise, l'une des principales du secteur en France, descend directement des établissements Boyer, les premiers installés ici en 1843 et elle est la dernière de son espèce à Bègles.
Quelques beaux bâtiments, des maisons de maître ou « maison de morue », l'emblématique hangar Sauveroche qui fut un temps le lieu culturel « La Morue Noire », des hangars brinquebalants en bois qui détonnent sur les airs de banlieue coquette que veut se donner la Bègles moderne, voilà tout ce qu'il reste de « la capitale de la morue » qui traita en son temps 70% de la production française.
Les temps sont durs pour la mémoire ouvrière.
Il suffit de comparer la carte à la réalité pour se rendre compte de l’oubli d’une histoire. Sur le plan de Bègles que montre Marie-Christine Noël∗, 34 points jaunes signalent les emplacements des sécheries de morues au début du 20e siècle, au plus fort de l’activité. Aujourd’hui, la visite de la guide-conférencière ne comporte plus que quatre arrêts, tout ce qu’il reste de cette activité qui fut à l’origine de la vocation ouvrière de la ville.
« A la fête de la morue, qui existe depuis 23 ans, beaucoup de gens viennent mais se demandent ‘pourquoi la morue ?’… »
En deux heures de visite, elle renoue les fils coupés d’une histoire et raconte cette épopée minuscule et singulière, celle d’une aventure économique locale qui répondit à une aventure humaine commencée… pfff, si on veut aller au fond des choses, autant commencer en plein Moyen-âge.